Satorbase

Historique de la Sator 1

Les origines et les objectifs

La Sator est née au colloque des dix-septiémistes qui s'était tenu en 1985 à Bâton Rouge, d'une conversation entre Nicole Boursier et Eglal Henein, puis au téléphone avec Henri Coulet qui se trouvait alors à Montréal. Le point de départ fut le souhait de rendre compte de la spécificité du roman avant la révolution, notamment de son caractère de jeu sur la récurrence de topoï narratifs, la plupart repris aux époques précédentes. Il semblait à ces trois fondateurs que si l'on pouvait à la fois faire l'inventaire de ces topoï, montrer la façon dont ils se recyclaient, se réactualisaient à travers les époques et les œuvres, cela permettrait de mieux comprendre le fonctionnement de l'écriture narrative de la période qui a précédé la césure de 1800. Après une enquête qui recueillit près de 200 réponses favorables, eut lieu l'année suivante, en 1986,une première réunion à Paris où fut créée la Société pour l'Analyse de la Topique Narrative qu'on s'entendit pour désigner sous le nom de Sator, sur une suggestion de Roger Guichemerre.

Dès l'origine, le projet de la Sator a été conçu autour de deux types d'activités qui sont vues comme complémentaires. Il s'agit d'abord d'organiser des colloques annuels tenus alternativement des deux côtés de l'Atlantique. Organisés autour d'un thème différent chaque année, ces colloques, dont le premier eut lieu à Paris en 1987, rassemblent des chercheurs spécialistes de la littérature narrative écrite en français du Moyen Âge à 1800. Leurs travaux illustrent de façon concrète le principe de récurrence propre aux topoï et leur actualisation dans des situations textuelles données. À ce volet thématique s'ajoute un volet théorique et méthodologique de réflexion sur le topos lui-même et les pratiques de la Sator. Ces colloques donnent lieu à des publications évaluées par des pairs dont on trouvera la liste sur ce site. Le second volet des activités de la Sator est la réalisation d'un Thésaurus des topoï narratifs de la littérature écrite en français jusqu'à 1800. Comme les trois fondateurs venaient chacun de pays différents, France, États-Unis et Canada, la Sator fut d'emblée conçue comme une entreprise internationale, projet que venait faciliter le développement du courrier électronique. Cet outil devait non seulement permettre la communication entre les membres de la Société, mais aussi l'enrichissement du Thésaurus puisque les données pouvaient être discutées par échanges de messages électroniques avant d'être approuvées et intégrées dans le Thésaurus. À partir de 1995, l'usage de l'internet viendrait modifier la conception même de la base de données.

Définir et repérer le topos

Les premiers efforts ont porté sur l'élaboration d'une définition du topos narratif à la fois satisfaisante sur le plan théorique et suffisamment pratique pour pouvoir servir de guide à une cueillette de topoï portant sur plusieurs siècles et effectuée par une diversité de chercheurs. C'est à Michelle Weil qu'on doit la formulation sur laquelle se fonde la Sator : une « configuration narrative récurrente » 2. Puisqu'il s'agit d'un noyau narratif autour duquel s'organise le récit, le topos se distingue des autres formes de stéréotypie comme le topos rhétorique ou le cliché. Dans l'optique pragmatique qui est la sienne, la Sator considère comme topos toute configuration narrative qui se répète au moins trois fois.

Tout aussi importante, fut l'élaboration d'un protocole pour effectuer collectivement le repérage des topoï et leur évaluation en vue de l'entrée dans le Thésaurus. Tout spécialiste d'une période ou d'un texte connaît suffisamment son corpus pour identifier des configurations narratives récurrentes. Il s'agit alors de soumettre ce possible topos au processus d'évaluation d'un comité scientifique qui le rejette, le confirme ou le met en attente tant que les trois occurrences nécessaires n'ont pas été repérées. Pour assurer la mise en commun des données, fut établie une fiche standard dont la structure est toujours celle qui apparaît sur Satorbase : identité du topos avec sa dénomination abrégée, phrase qui explicite cette dénomination, occurrence dans l'œuvre où ce topos a été repéré, référence à cette œuvre. Ce travail de mise en place d'un protocole de fonctionnement qui permette de normaliser des données venant d'un groupe aussi divers a été principalement effectué, dans les premières années de la Sator, par l'équipe de Montpellier autour de Michelle Weil et Pierre Rodriguez, avec la collaboration des membres fondateurs et de Satoriens actifs.

Le Thésaurus et l'évolution de l'informatique

Dès ses premiers travaux la Sator s'est posé la question de l'informatisation du Thésaurus et de ses modalités. On peut trouver un premier bilan des réflexions sur cette possibilité dans les actes du colloque de l'Université Fordham à New York (parus en 1991). Le travail d'informatisation des données commença au Center for Computing in the Humanities and Social Sciences de l'Université de Toronto, sous l'égide de David Trott et Nicole Boursier. Il se poursuivit avec le groupe de travail de l'Université de Montpellier autour de Michelle Weil et Pierre Rodriguez, avec la collaboration de deux informaticiens dont Éric-Olivier Lochard, à qui est dû le premier outil informatique permettant la thésaurisation des topoï. Grâce au logiciel mis au point à cet effet et baptisé TOPOSATOR, le thésaurus s'est considérablement enrichi. En effet, à partir des années 1994-1995, de nombreux Satoriens se sont rendus à Montpellier pour s'initier à la manipulation du logiciel et des stages de formation ont été organisés lors des colloques. En 1996, se met en place la production en série et la distribution du logiciel de façon à en rendre possible l'utilisation par l'ensemble des Satoriens. En 1997, un autre pôle se constitue de nouveau à Toronto, toujours autour de Nicole Boursier et de David Trott qui veille à l'aspect informatique du projet. Au stockage des données grâce à TOPOSATOR, à la communication entre les chercheurs par courrier électronique, va s'ajouter une innovation aux conséquences radicales, l'implantation de l'internet. Des pages Web donnant des informations sur les activités de la Sator furent gérées à partir des Universités de Montpellier et de Toronto. Plus cruciale fut la mutation opérée par la possibilité d'administrer le Thésaurus directement sur internet avec l'accès direct qu'il procure aux données. Les données logées dans TOPOSATOR et le modèle de la fiche furent adaptées par Stéfan Sinclair dans un nouveau logiciel, SATORBASE, qui est devenu en 2000 l'instrument officiel de gestion du Thésaurus.

Repérage machine, repérage humain

Dès l'origine s'est posée aussi la question du repérage automatisé des topoï, avec des types d'investigation basés sur des inventaires de type lexical fondés sur les fréquences. Cette démarche a évolué en fonction du développement de l'informatique et de la statistique lexicale. Étant donné la complexité d'une séquence textuelle telle que le topos, on a procédé à des tentatives de systématisation des relations entre ses termes traductibles en langage machine. Sous l'impulsion d'Éric-Olivier Lochard, on a ajouté à la fiche standard une « formule » qui donnait l'équivalent codé de la phrase descriptive du topos. La complexité d'une telle traduction de la phrase en formule codée en rendait la pratique difficile à généraliser à l'ensemble des contributeurs au Thésaurus : elle restait donc sous la responsabilité des gestionnaires de la base de données. Depuis 2002, le groupe TopoSCan de l'Université Queen's de Kingston en Ontario travaille sur un projet de repérage automatique des topoï narratifs avec Max Vernet, Greg Lessard et Stéfan Sinclair. Leur démarche est de partir de textes électroniques entiers balisés en fonction de critères mis au point par l'équipe. Il s'agit de cibler des plages porteuses d'occurrences à partir des groupements de verbes à un temps narratif (passé simple et imparfait) et de l'identification d'un « lexique topogène ». La possibilité de préstructurer la lecture par l'usage de l'informatique ne remplace évidemment pas la formation et la culture littéraire du lecteur humain : les deux approches sont complémentaires. Comme on peut le constater, la Sator ne cesse d'évoluer tout en restant fidèle à ses objectifs de départ.

Madeleine Jeay
Université McMaster

Document créé en décembre 2005


1 Cet historique se base sur la tradition orale de la Sator et sur l’article de Jean-Marc Ramos, « La Sator face au Golem. Usages et représentations des instruments numériques dans une communauté savante », dans Locus in Fabula. La topique de l’espace dans les fictions françaises d’Ancien Régime, éd. Nathalie Ferrand, Paris-Louvain, Peeters, 2004, pp. 643-677. On pourra y trouver toutes les péripéties de la vie de la Sator de sa fondation à 1998.

2 Michelle Weil, « Comment repérer et définir le topos ? », dans La naissance du roman en France : topique romanesque de « L’Astrée » à « Justine », éd. Nicole Boursier et David Trott, Paris-Seattle-Tübingen, 1990, pp. 123-137.