Le topos est un objet historique et à ce titre constitue un témoin précieux pour l'historien de la littérature.
Il appartient à l'histoire des formes et des thèmes romanesques. Il permet une réévaluation de l'histoire littéraire, à partir d'une meilleure connaissance des structures, formes et thèmes narratifs. La synthèse des occurrences textuelles d'un même topos ou d'un ensemble topique permet d'établir l'histoire des topoi: leur naissance, leur évolution, leurs modifications, leur disparition, leur résurrection, en remontant vers l'origine (lors de sa première apparition textuelle, le topos n'est évidemment pas encore topos mais création originale), ou bien, en sens inverse, en repérant ses parodies ; lorsqu'un topos est parodié ou subverti, il est établi comme tel dans la conscience esthétique collective.
Le topos est intimement lié à la formation et à l'évolution des genres narratifs.
Par exemple, pourquoi les topoi du masque abondent-ils avant 1730 et se font-ils plus rares dans la période 1730-1800 ? A côté des réponses concernant les changements des mœurs, on peut y voir un indice du passage du récit d'aventures et du roman héroïque au roman de mœurs qui se produit dans ces années-là.
Quels sont les éventuels enchaînements ou combinatoires de topoi narratifs d'une histoire tragique, d'un conte moral, d'un roman de mœurs ? Il sera possible aussi, en particulier pour les auteurs qui se sont exercés dans plusieurs genres, tels Marivaux, Lesage, Crébillon fils, Marmontel, Diderot, Madame de Genlis, d'étudier ce que deviennent ces topoi narratifs dans leur éventuel traitement théâtral.
Un tel thésaurus permettra de repenser l'histoire des genres littéraires.
La consultation d'un thésaurus renouvelle la conception de la création littéraire en la faisant apparaître nécessairement comme combinatoire originale de topoi.
Cela rejoint les travaux de romanciers contemporains, comme ceux de l'Oulipo, sur la nature combinatoire de l'écriture romanesque. En corollaire, les notions traditionnelles de source, d'influence, de courant, d'école, d'inspiration et d'originalité seront réexaminées. L'inventivité créatrice se nourrit de topoi narratifs, qui sont l'alphabet ou le dictionnaire des romanciers. En dressant leur inventaire, les chercheurs pourront l'étudier de façon mieux documentée.
Le thésaurus intéressera les théoriciens de la réception.
Toute lecture est recréation relative à un lieu et un moment. Toute lecture est sélection d'éléments ensuite reconstruits pour leur donner sens. Tout romancier a d'abord été un lecteur et le reste en écrivant un récit.
En corollaire prosaïque, le thésaurus offrira un ensemble de data :
Fichier bibliographique, dictionnaire structuré en arborescence, outils de travail pour le chercheur littéraire.
Le thésaurus ouvre de nouvelles perspectives sur l'imaginaire,
conçu comme structuré par des topoi narratifs et non par des images statiques. Ce que permettra aussi le thésaurus, c'est de mieux articuler le rapport entre topoi fondamentaux et métaphores fondamentales, et de récupérer ce qu'on a laissé tomber en dissociant topos et motif.
Reconstituer l'histoire des topoi permet de remonter aux mythes et légendes, de distinguer les éléments permanents et les éléments évolutifs de la « raison narrative », faculté humaine maîtresse. Le thésaurus permettra de s'interroger sur le besoin essentiel en tout être d'écouter, de raconter ou de se raconter des histoires. La raison et le logos mêmes peuvent-ils se concevoir sans le muthos, sans enracinement dans le narratif ? Cette démarche réflexive pourrait aboutir du même mouvement à une vision anthropologique: Homo narrativus. Parce que raconter est le propre de l'homme.
Enfin la fonction ludique et/ou pédagogique du thésaurus.
Elle n’est pas à négliger (ludus, selon sa double acception latine, Ecole et Jeu). Il peut servir d'outil d'appui à un atelier d'écriture romanesque. Comme document historique, il peut ouvrir des pistes pour explorer les realia et les mentalités d'un temps. Il peut servir à la découverte d'un auteur et d'un genre. Des étudiants de 2e et 3e cycles sont déjà associés à sa constitution. L'enseignement international du FLE y trouvera un outil linguistique et culturel.
(Élaboré par le conseil scientifique en 1996.)
La tradition littéraire et la critique contemporaine ont donné au mot « topos » des acceptions fort diverses.
En une première acception, le topos ou « lieu commun » (calque du grec koinos topos et du latin locus communis) renvoie aux « modèles ou répertoires d'arguments généraux » en rhétorique ; il s'agit de la recherche systématique des circonstances qui permettent de développer un sujet, par exemple, comme l'ont établi Aristote, Cicéron et les rhéteurs, les questions: qui ? quoi? où ? comment ? pourquoi ? quand ?
Mais dans une acception aussi traditionnelle et très différente, le topos ou « lieu commun » (également calque du grec koinos topos et du latin locus communis) signifie « idée reçue » ou « poncif » ou « banalité »: ce lieu commun est de l'ordre des idées et de la pensée d'une époque -- sa doxa -- donc de l'ordre de l' « inventio », par exemple les arguments dits de « sagesse des nations » ou de « bon sens » du genre, « il faut respecter les cheveux blancs, ou les morts, ou ses parents », etc.).
Or ces acceptions sont toutes insatisfaisantes car le topos narratif ne peut se définir ni comme lieu rhétorique vide, ni comme poncif ou banalité. Pour pouvoir transposer cette notion utile mais polysémique dans le cadre de ses recherches sur les fictions narratives, SATOR institue et propose une définition spécifique, conceptuelle et opératoire, du topos narratif.
Le topos narratif est une configuration narrative récurrente d'éléments pertinents, thématiques ou formels.
Le topos, en tant que configuration ou combinatoire narrative, est un mini-canevas (ou mini-scénario) assez récurrent pour être perçu comme topique.
Le scénario ou le canevas (deux quasi-synonymes que rapprochent aussi leur origine italienne et leur application au théâtre), sont en effet fort proches du topos narratif: le terme « scénario » s'applique plutôt à la part de narrativité du théâtre et du cinéma, alors que « canevas » convient parfaitement pour désigner l'histoire résumée d'un roman.
Une différence importante toutefois: le scénario et le canevas désignent l'exposé descriptif de toutes les scènes qui composent l'ensemble de la pièce ou de la diégèse. En comparaison, le topos est une unité d'extension très restreinte: un canevas et un scénario peuvent contenir des dizaines de topoi narratifs. Autre différence fondamentale: le canevas et le scénario ne sont pas nécessairement récurrents.
Le Satorien est donc un « canevassier »: un découvreur de mini-canevas narratifs récurrents.
Le topos narratif se présente parfois comme « séquence narrative », parfois comme « micro-récit ».
Les topoi « un paysan parvient à la noblesse et à la fortune » ou « un libertin est converti par l'amour » s'actualisent comme micro-récits, par exemple chez Marivaux et Laclos, parce que le lecteur ne peut les repérer qu'en rassemblant, pour leur donner sens, des informations narratives réparties tout au long de l'œuvre.
La séquence, comme son étymologie l'indique, est un enchaînement où l'ordre des éléments est linéaire: le terme « séquence » ne saurait donc désigner le topos lorsqu'il est disséminé tout au long d'un roman. Par exemple, « un paysan parvient à la noblesse et à la fortune » ou « un libertin est converti par l'amour » sont des topoi mais ne sont pas des séquences puisque les éléments du topos sont disséminés dans l'ensemble du texte. En revanche « des amis font un festin dans un locus amoenus » est un topos du type « séquence narrative » puisqu'on le trouve sous la forme d'un enchaînement textuel (de quelques lignes à quelques pages suivies) qu'il structure en épisode narratif.
Un même topos peut s'actualiser dans les textes en micro-récit ou se concentrer en une séquence: par exemple le topos « Des amis tiennent de joyeux propos lors d'un banquet » est un micro-récit qui peut se repérer dans Le Banquet de Platon et dans Les Illustres Françaises de Robert Challe, ou bien il peut se condenser en séquence narrative d'un paragraphe dans l'épisode des paroles gelées du Quart Livre de Rabelais.
Le topos narratif donne une information narrative, au sens fort du mot « information »: il rend compte d'un événement diégétique ou narratologique. Il faut, dans la phrase exprimant le topos, un prédicat qui soit une action ou une information narratives, par exemple « dans un locus amoenus, une jeune fille vient rêver à celui qu'elle aime » ou « des amis font un festin dans un locus amoenus » ou encore « deux vieillards vivent heureux dans un locus amoenus ». Le terme « locus amoenus » seul (présenté comme topos par Curtius) n'est pas un topos narratif pour SATOR, car il ne raconte rien, mais une catégorie topique qui rassemblera tous les topoi contenant ce terme. Le topos résume un événement: ce qui arrive dans la diégèse. A condition que ce narré soit d'une récurrence intertextuelle reconnue.
Autre exemple, le topos dénommé par commodité « la belle masquée » s'exprime par une phrase où entre nécessairement un verbe conjugué: « un personnage devient amoureux d'une femme spirituelle dont il ne peut voir le visage et qui, ensuite, se révèle belle ».
Le topos satorien se définit par son degré élevé de particularité ou d'actualisation, le plus élevé possible à condition que ces particularités soient toutes récurrentes.
Par exemple la fonction proppienne nommée « l'interdiction » = « on interdit quelque chose à quelqu'un » ne peut pas être utilement reçue comme topos narratif, pour cause de généralité ; mais elle recouvre de très nombreux topoi tels que: « le père interdit à sa fille d'épouser celui qu'elle aime », « une mère défend à sa fille de sortir de la maison », « des juges condamnent à l'exil l'amant qui a commis un rapt », « une fée ou un être surnaturel interdit au héros ou à l'héroïne de cueillir un fruit », etc. « Interdiction » pourra donc servir d'ensemble topique (ou catégorie topique ou topos générique) commode, mais n'est pas un topos narratif.
Au pôle opposé, une particularisation trop poussée, trop détaillée, supprime la récurrence ou réitération intertextuelle, composante essentielle du topos narratif ; ainsi des configurations narratives telles que « un veuf âgé et malade, de fortune moyenne, interdit à sa fille unique d'épouser un jeune noble de robe riche qu'elle aime » ou plus nettement encore « Dupuis interdit à sa fille Manon d'épouser Des Ronais », ne peuvent être reçues comme topoi satoriens, car leur particularisation poussée à des détails textuels les empêche d'être récurrentes.
Autrement dit, pour qu'un Satorien détermine jusqu'à quel degré de particularisation il peut situer le topos repéré, il lui faut et il lui suffit d'en estimer la récurrence.
Le topos narratif est donc un mini-scénario récurrent le plus détaillé possible, à condition que ses particularités soient toutes récurrentes.
Une particularité non récurrente doit être placée dans les « variantes » des occurrences textuelles du topos. Si les Satoriens constatent plus tard que l'une de ces variantes (par exemple la couleur des cheveux de la jeune fille ou le veuvage du père) se révèle récurrente et topique, un nouveau topos, intégrant cette variante comme toposème, sera créé.
Précisons que toute action verbale explicite du personnage qu'est un narrateur intradiégétique fait légitimement partie de l'action narrative, puisqu'il s'agit d'un narré et non d'une interprétation du lecteur: « Le narrateur prétend avec humour qu'il ignore certains détails du récit qu'il raconte » est un topos narratif aussi légitime que « Un pirate vend l'héroïne comme esclave ».
Ces composantes minimales du topos (narrateur, prétendre, ignorer, pirate, vendre, esclave) sont nommées « toposèmes ». Les mots-outils ne sont pas des toposèmes.
Il est parfois plus facile de comprendre ce que signifie un concept par ce qu'il ne signifie pas. SATOR doit s'interroger sur ces relations de bon voisinage pour les exploiter. Le topos narratif diffère des notions suivantes, avec lesquelles il présente cependant des affinités :
Un topos narratif peut donc intégrer l'une de ces notions comme composante de sa combinatoire ; inversement, le thème, le type, le motif, le patron, le proverbe, la catégorie et le genre, comme le scénario et le canevas, peuvent rassembler ou générer plusieurs topoi.
Les topoi rassemblés par un même mot-clé (composante du topos dite toposème) peuvent constituer un ensemble topique: topique du secret, de la petite vérole, du dénouement heureux, etc. Un mot tel que « secret » peut donc avoir la double fonction de toposème (« deux amants se rencontrent en secret dans une chambre louée ») et d'ensembles topiques (tous les topoi qui contiennent ce toposème « secret »).
Le topos est une « valeur ajoutée » par induction au texte littéraire, où aucune machine ne pourra jamais l'isoler. Il y faut l'intuition culturelle, nourrie de vastes lectures, de plusieurs spécialistes qui le repèrent.
Les premiers repérages dans les textes produisent par induction un « topos supposé » ; il faut ensuite l'enquête collective, des fiches d'occurrences en nombre probant et une accréditation par SATOR qui viennent le « confirmer ».
Toute définition qui n'inclut pas l'effet de lecture est vouée à l'échec. Les apports de la théorie de la réception devront être pris en compte.
Comme tout concept, celui de topos est un comprimé du savoir des experts. Le topos n'est ni une donnée factuelle objective, ni une catégorie abstraite, ni une hypothèse marquée de subjectivité individuelle, mais un institué culturel collectif, rigoureusement scientifique à ce titre.
1 Aristote, Organon, V : Les Topiques, Vrin, 1990, p.1.
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